- MARIAGE - Mariage et couple
- MARIAGE - Mariage et coupleTenir un discours cohérent, raisonné, réflexif sur la notion de mariage relève de la gageure philosophique. Aux difficultés théoriques inhérentes au problème de la régulation de l’affectivité s’ajoute la difficulté toute particulière qu’introduisent dans le champ réflexif les disciplines récentes: sciences humaines et politiques. Non qu’elles ne permettent pas une mise à distance du phénomène social et institutionnel, mais elles ne sont pas capables d’en rendre compte ni surtout d’en élaborer une critique positive, et leur impuissance fait problème. Quant au philosophe, devant l’institution du mariage, il est désarmé; le plus souvent, ce lui est l’occasion, sous prétexte de critique, de réaffirmer, parfois à son insu, ses propres options. Ce piège spéculatif – mais aussi spéculaire, c’est-à-dire qui concerne sa propre image – est inévitable: le mariage concerne de trop près quiconque, marié ou non, s’attache à en parler. Compte tenu de cette démarche nécessairement projective, une certaine prudence théorique s’impose. Tout au plus peut-on, en guise de précautions critiques, faire l’inventaire des leurres auxquels les conceptions actuelles du mariage se laissent prendre : leurres que n’empêchent nullement les démarches scientifiques, les acquis des sciences humaines, les progrès de l’histoire des idées et des institutions. Tout au plus peut-on faire l’analyse de la résistance du phénomène «mariage» à l’analyse rigoureuse, et constater qu’il ne saurait être évalué avec lucidité : ici, la «neutralité» serait un mythe supplémentaire.C’est donc avec la certitude qu’on ne saurait échapper aux multiples réseaux de la subjectivité – fantasmatiques et idéologiques – qu’on peut se risquer à une critique de l’institution. Critique qui ne doit pas s’entendre en un sens seulement négatif, mais qui doit procéder à une évaluation des possibilités de changement d’une institution inadaptée à son monde. Pour ce faire, les mots d’ordre libertaires, pour exaltants qu’ils puissent être, doivent céder le pas à une analyse précise, non du mariage, mais de ses conditions même d’application dans le monde réel. C’est moins l’individu lui-même qui doit être libéré du mariage que le mariage lui-même qui peut se libérer.1. L’avènement du coupleLa platitude avec laquelle le dictionnaire définit le mariage, «union légale d’un homme et d’une femme», fait un contraste digne d’attention avec la charge affective qui s’y investit. C’est le signe d’une forme, légale en effet, voire religieuse, voire sacramentelle, que parfois déserte la vie qui devait y fonder son œuvre. Dans l’austérité de l’institution s’inscrit ou devrait s’inscrire la chaleur d’une géniale folie qui porte l’homme au-delà de lui-même. Il reste en fait souvent en deçà. Il n’est guère discutable que le mariage a pour fonction de fonder la vérité du couple, d’en inscrire l’histoire selon un développement logique et historique à la fois. Mariages sans couples et couples sans mariages montrent que l’affaire ne va pas sans approximations successives. S’il est tant de mariages qui ne sont que des façades ou des caricatures entérinant deux névroses afférentes, s’il est, d’autre part, des couples sans mariage qui ébauchent un amour dont aucun mariage n’a pu prendre acte, ou d’autres encore qui ne sont ni mariage ni amour, mais simple rencontre, esthétique ou inesthétique, c’est qu’en fait le mariage est, dans l’histoire , un acte prématuré. Prématuration nécessaire, paradoxalement, à la maturation qu’il ébauche, mais prématuration quand même. Il pose comme existante la réalité non encore advenue du couple. Il se fonde sur une humanité promise dès l’origine du monde mais encore à peine ébauchée çà et là. L’homme, comme l’axolotl du Mexique, bien connu des biologistes, se reproduit à l’état larvaire. Il se manque lui-même quand il manque son amour et inscrit son aliénation dans l’aliénation de sa progéniture.Équilibre du couple et sens historique de la filiationLe mythe grec le sait bien qui montre les fils tuant les pères, les pères tuant les fils; et la psychanalyse fait du complexe d’Œdipe le complexe nucléaire des névroses. Mais elle n’a pas mis assez l’accent sur le fait que toujours le conflit des générations, l’engloutissement des générations, se situe dans le non-avènement du couple. Laïos était pour Jocaste un fort mauvais époux. Meurtrier de son beau-père, déjà, il s’inscrivait tout naturellement dans le mythe des générations abolies. On ne compte plus les cas, dans la mythologie grecque, où la mère est complice du fils pour châtrer ou tuer le père, où le père tue son épouse porteuse de l’enfant dont la gestation, déjà, le menace. À s’en tenir au niveau du mythe, le christianisme a éludé l’affrontement du Père. Jésus est un homme sans Père et, quel que soit le sens théologique de la chose, la prolifération, au Moyen Âge, des mystères de la Vierge, en montre bien le retentissement au niveau de la conscience collective. Jésus est aussi un homme sans femme et, seul, peut-être, D. H. Lawrence a senti quelle dimension manquait au mythe de sa résurrection. Nous employons ici le mot mythe dans un sens très général: seront mythes, au niveau biblique comme aux autres, tous systèmes d’images ou de concepts que l’homme manipule sans en comprendre toute la signification inconsciente. Cela, abstraction faite de toute dimension religieuse, peut être accepté par tous comme «reprise philosophique du mythe» pour employer l’expression de Paul Ricœur. On notera en passant que la peur du transcendant amène ceux qui se disent «incroyants» à accepter les dimensions humaines de la mythologie grecque puisqu’on ne leur demande pas de croire aux dieux de l’Olympe, alors qu’ils méconnaissent sur ce plan les ressources de la tradition judéo-chrétienne, du simple fait qu’elle les concerne sur un autre.Dans la perspective grecque comme dans la perspective chrétienne, le temps se ressent de ces générations tronquées. Temps cyclique ou déchu de la pensée grecque, temps partagé des chronologies chrétiennes. Il est frappant de voir que ni Gérard Mendel ni André Stéphane qui ont, à divers titres, mis l’accent sur l’évitement chrétien de l’œdipe et la révolte des générations qui s’y trouve impliquée – notamment dans le texte de Matthieu (X, 21) qu’André Stéphane cite en épigraphe de son livre: «Le frère livrera son frère à la mort et le père son enfant; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mourir» – n’ont été jusqu’au bout de leur pensée et de leur recherche. Ni l’un ni l’autre, malgré une quête évidente et des allusions, mais qui ne compensent pas le manque, ne retrouve la source juive, promesse inscrite dans le dernier verset du dernier des prophètes, Malachie : «Je vous enverrai Élie le Prophète [...] lui, ramènera le cœur des pères à leurs enfants et le cœur des enfants à leur père» (III, 23-24); l’écho s’en retrouve dans l’Évangile de Luc (I, 17).Cela apparaît déjà comme clef de l’histoire dans le cinquième commandement: «Honore ton Père et ta Mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que l’Éternel ton Dieu t’accordera.» Ce commandement, que Freud appelle le quatrième en raison de la culture chrétienne à laquelle il est plus ou moins assimilé (le christianisme ayant supprimé du Décalogue le deuxième commandement «Tu ne te feras aucune image», en a décalé l’ordre et dédoublé certains pour retomber sur le chiffre dix), masque, d’après lui, en raison du respect qu’il nous inspire, les pulsions meurtrières de l’œdipe. Nous pensons qu’inversement la découverte par Freud de l’importance du mythe grec a fait que l’image du Père grec a masqué et faussé pour lui l’image du Père juif et qu’elle est aussi à l’origine – en partie, tout au moins, car les autres raisons culturelles ne manquent pas – de sa méconnaissance du féminin. Cette féminité essentielle est absolument impliquée dans la naissance de l’Homme au sens plein et reconnue par lui, comme le dit Adam à la naissance d’Ève, comme chair de sa chair (Gen., II, 23). L’essence du mariage, c’est cette unité du couple qui fonde les engendrements de l’histoire. L’homme isolé comme la femme isolée s’égarent dans une aliénation où s’oublie leur complémentarité. C’est le sens du mot de David répondant à Abigaïl : «Béni soit l’Éternel Dieu d’Israël de t’avoir envoyée aujourd’hui à ma rencontre! Et bénie soit ta prudence et bénie sois-tu, toi qui m’as empêché aujourd’hui de m’engager dans le sang et de demander secours à ma propre main» (I Sam., XXV, 32-33). Cela a son plein sens dès le livre de la Genèse et se retrouve à l’heure actuelle dans la problématique concrète d’Israël: lorsque la sociologie du kibboutz s’interroge sur le problème des générations, elle ne parle pas comme la société de l’Occident de conflit ou de crise des générations mais de Chilouv ha-dorot , c’est-à-dire, à la lettre, d’entrelacement ou d’enchaînement des générations (on peut faire son propre examen de conscience en ce sens, en tant que penseur de l’Occident, en remarquant que le livre paru sous le titre Conflits de générations , dans la Bibliothèque de prospective, devait primitivement s’appeler «La Solidarité des générations face à l’avenir»). C’est que, seule, peut-être, la racine juive donne, à travers l’engendrement de l’histoire des patriarches, un mythe capable de donner naissance à un temps de renouveau. Pour employer la terminologie psychanalytique, il n’y a plus «aliénation du désir du Fils au désir du Père», mais prolongement du projet du Père par le projet du Fils, les deux projets s’inscrivant dans l’avènement de l’histoire. Or cet avènement apparaît essentiellement dans l’épreuve d’Abraham qui, comme l’ont montré par des chemins très différents K. Wellisch et Claude Vigée notamment, a su entendre la seconde voix: «Tu ne porteras pas la main sur cet enfant.» Et la tradition juive commente : cela eût été impossible si Sarah, absente de la lettre du récit, n’eût été essentiellement, ontologiquement, présente. C’est dans l’équilibre du couple que se manifeste la filiation au sens plein et historique du terme. Et cela est si vrai que, dans la Bible, les «grandes» naissances n’apparaissent qu’après une période de stérilité de la femme expressément préférée et choisie par l’homme malgré sa stérilité. C’est vrai de Sarah préférée par Abraham à Agar, mère avant elle (Gen., XXI); c’est vrai de Rachel aux enfantements difficiles, seule aimée de Jacob; c’est dit clairement par Elkana à Hannah avant la naissance de Samuel alors que Pennina l’épouse féconde se moque d’elle: «Pourquoi pleures-tu Hannah, ne suis-je pas pour toi plus que dix fils?» (I Sam., I, 8). Et c’est vrai, dans la sobriété du texte, du couple exemplaire, Isaac et Rebecca. La stérilité apparaît en deux lignes, sans qu’intervienne une autre femme (Gen., XXV, 21). Elle est surmontée par la prière. Le couple, quelles que soient les circonstances, quels que soient les avatars de l’histoire qu’il faudrait reprendre ici, à chaque épisode, dans le détail, s’inscrit comme garant de la promesse, voire de l’alliance au bout de laquelle doit surgir, à travers le projet messianique, l’homme . C’est pourquoi, dans le rituel des prières, l’hymne à Dieu lui-même, le jour de Kippour, porte en filigrane les deux noms du couple pur : Isaac, Rebecca (Its ムaq, Rivqa) – le nom de Rebecca signifiant, par surcroît, attelage . Filigrane, ou sorte d’acrostiche intérieur à la prière dont il n’est fait nulle mention dans le texte. C’est une évidence visuelle:C’est une essence qui transparaît.DIR\Sois célébré par la bouche des justesBéni par la parole des vertueuxSanctifié par la langue des pieuxEt loué au milieu des saints./DIRLes deux noms clefs à lire verticalement ressortent en gros caractères.Ce texte se trouve également dans le rituel du nouvel an qui précède de dix jours le jeûne de Kippour, c’est dire qu’il se situe à la période qui signifie à la fois renouveau et purification.Dialectique du sens et de l’institutionDans le texte biblique en effet, l’essence précède toujours l’existence. C’est bien avant l’apparition concrète d’Adam et Ève – qui se situe au chapitre II de la Genèse – que l’homme est créé en tant qu’essence, et, dans son essence, il est couple. Il est dit en effet (I, 26-27): «Dieu créa l’homme à son image [...]. Il le créa mâle et femelle.» Le texte hébreu ne laisse aucun doute à ce sujet. Il est très difficile à rendre. Mot à mot, il dit ceci: «Il le créa mâle et femelle», et seulement après: «Il les créa.» Mais l’homme, ainsi promis dès l’origine du monde pour n’être qu’une seule chair comme il est précisé au chapitre II au moment de la naissance d’Ève, n’est pas encore advenu. Le narcissisme le guette, le désir de séduire et de posséder... L’amour sauvage à l’état de désir – ou absent du désir – est apprivoisé dans le mariage. Parfois magnifié, parfois avili comme un animal domestique, engraissé et repu. Parfois aussi, il y prend des airs faméliques tant la nourriture y est pauvre, l’air raréfié. C’est à travers ce paradoxe fondamental que s’esquissent toutes les dialectiques qui risquent, si elles s’oublient en tant que telles, de sombrer dans l’univocité. Tantôt on justifie l’institution, l’institutionnalisation – mot doublement affreux – du choix amoureux parce qu’il n’y a pas le choix pour toutes les raisons que l’on sait: psychologiques, économiques et sociales, voire biologiques à l’origine. Le choix amoureux ne serait plus un choix sans ce qui en fonde, en manifeste, en assure, dans la mesure du possible, la pérennité. Parfois, au spectacle du réel, si dérisoire, on se demande si mariage et amour ne sont pas incompatibles. Il est, certes, des adultères plus pleins que ce que Jules Romains appelait, sauf erreur, le coït bihebdomadaire de ses voisins de palier. Là encore, la Bible offre l’exemple du roi David. À travers quelles transgressions limites – meurtre, adultère – naît l’amour pour Bethsabée ! La colère de Dieu est grande et le premier-né meurt. Mais cet amour est un amour. David console son amante, son épouse, et de la mort d’Urie et de la mort de l’enfant. Cet amour porte en germe le cri déchirant des Psaumes, le désespoir, le repentir, la tension vers la grâce. Cet amour porte l’enfant qui plus tard édifiera le Temple. C’est pourquoi il est dit à la naissance de Salomon: «Et l’Éternel l’aima» (II Sam., XI-XII, et spécialement XII, 13 et 24). Sanctification du mariage, oui, après sa mise en cause et sa rupture. Filiation, après le risque absolu de la mort. Le mariage apparaît comme dialectique de l’institution et du sens. Sa fonction est de protéger le sens, d’assurer sa survie. Il arrive parfois que la montée même du sens fasse éclater l’institution. La démission, l’avilissement d’un partenaire, sa défection, contraint l’autre à mourir ou à vaincre. Il n’est de fidélité dans cette éthique du couple qu’au biseau d’une ligne qui inscrit le couple dans la signification de l’homme qui advient.Kierkegaard distinguait trois stades de l’amour : esthétique, éthique, métaphysique. Ce n’est pas par hasard si ce sont ces trois mêmes niveaux que Schopenhauer avant lui assignait à la liberté. Le premier s’inscrit comme émergence, le deuxième comme engagement et pacte. Le troisième débouche sur l’absolu et fonde les deux premiers. C’est à cette lumière que peut se comprendre la fidélité. Au stade esthétique de la rencontre amoureuse – plus que l’aventure tout de même où l’on ne cherche que soi – le «visage de l’autre», pour parler comme Emmanuel Levinas, est entrevu comme un signe. Ce signe peut se retrouver de visage en visage et c’est en ce sens que Jules Romains pouvait parler de «brouillons». Il n’y a pas de fidélité possible à ce stade. La fidélité est du stade éthique, coextensive du pacte, fondement du mariage, elle lui est presque identique. Presque. Parce que la faillibilité de l’homme fait parfois – au-delà de toutes les solutions de complaisance et des excuses qu’il est trop facile de se donner – que l’un des partenaires est acculé à l’infidélité. Parce qu’il n’a plus personne en face de lui à qui être fidèle, l’un des partenaires est contraint à l’infidélité comme pour renouveler un pacte déchu. C’est le stade métaphysique de la fidélité, celui qui «plénifie» le stade éthique et le déborde, voire l’annule dès que se vide la structure qui le porte. C’est pourquoi le catholicisme a, sub specie aeternitatis , raison de proscrire le divorce, mais tort sub specie temporis . Car nul ne peut affirmer que l’histoire d’un homme et d’une femme les porte jusqu’au bout de la signification humaine qui s’y inscrit. La rupture du pacte peut être déchéance comme elle peut être reprise en charge d’une signification trahie. Elle peut être ceci à cause de cela et au-delà. Une responsabilité se manifeste là où une responsabilité s’est niée.La plénitude du face à faceIl est une responsabilité, en effet, qui s’inscrit dans le face à face des époux, celle qui les affronte dans leur polarité sexuelle, valeur de dialogue, de réponse, de complémentarité signifiante dans la hauteur du projet divin ou humain qui s’y fonde. Dès l’apparition d’Ève sur la terre au moment où Adam nomme les animaux, Dieu s’avise qu’il n’est aucun être semblable à lui, c’est-à-dire capable de nommer, et crée la femme, ‘ezer kenegedo (Gen., II, 20), raccourci difficile à traduire, «aide comme son face à face» ou sa «contre-partie». Negued avec le radical NGD signifie à la fois contre et constitue la racine du verbe lehaGiD avec le N défectif du radical. C’est le verbe qui signifie dire – c’est la parole impliquée – et en même temps contre : l’obstacle au mensonge, à la parole fausse. Le Talmud commente le ‘ezer (aide, soutien) kenegedo (comme, contre lui) en disant: lorsqu’il est bon, elle le soutient, lorsqu’il est mauvais, elle se dresse contre lui. Un jeu de complémentarité, de lutte, de balance se joue, que précise la suite de l’histoire. On ne peut ici qu’indiquer en raccourci le thème de la circoncision d’Abraham, au livre de la Genèse, qui s’accompagne du changement de nom d’Abraham et de Sarah (Gen., XVII, 5, 9-15). Abram devient Abraham et Saraï devient Sarah. C’est-à-dire qu’on enlève à Abraham le prépuce, symbole de féminité, on le virilise, en même temps qu’on enlève à Sarah le yod de son nom, signe phallique à travers toute la tradition – notamment dans le Zohar. Les voici l’un virilisé et l’autre féminisée, déterminés dans le face à face, et cela d’autant plus qu’on leur ajoute à l’un et à l’autre la lettre hei , AbraHam, SaraH, signe de l’article défini , signe de détermination en même temps que substitut du nom divin ineffable. Les voici déterminés dans leur polarité sexuelle en même temps que divinisés, c’est-à-dire humanisés. Alors seulement est promis le fils puîné par lequel passe la promesse (Gen., XVII, 15-16). C’est lorsque se fonde le couple dans la plénitude du face à face qu’il y a vraiment mariage et filiation. Par le couple passe un sens, et si l’un des partenaires s’aveugle, l’autre voit à sa place, et le premier accepte la lumière qui lui est ainsi donnée. C’est le cas de l’affaire – sans cela incompréhensible – de la substitution de Jacob à Esaü par Rebecca. Isaac devenu vieux préfère Esaü pour de mauvaises raisons; le détail du texte l’indique clairement (Gen., XXVII). Rebecca préfère Jacob, qui est depuis la naissance prédestiné à recevoir la mission. C’est pourquoi elle prend sur elle cette tromperie sans laquelle le projet de Dieu s’engloutirait dans l’opacité de l’esprit d’Esaü. C’est pourquoi Isaac, une fois la chose faite, en pressent le sens et répond au cri déchirant d’Esaü: «N’as-tu donc qu’une bénédiction, mon Père?» par une constatation: «Ce qui est fait est fait», et il reprendra ensuite fidèlement la bénédiction sur Jacob, celui qui plus tard devra lutter avec l’Ange.Or Isaac, époux d’une seule femme, est aussi celui dont il est dit qu’au soir de ses noces il «l’aima» et non seulement «la connut». Isaac est celui qui se console dans l’amour de sa femme, dans un raccourci que la psychanalyse pressent sans pouvoir le saisir, «aharei ‘imo», après sa mère (Gen., XXIV, 67). On peut bien traduire «de la mort de sa mère», le texte dit seulement après , un amour continuant l’autre, s’inscrivant dans la chaîne de l’histoire, non pas transfert d’une fixation œdipienne mais continuation de la parole des origines (Gen., II): l’homme quitte son Père et sa Mère pour s’unir à la Femme, et ils ne seront qu’une seule chair.L’anthropologie moderne, les données des sciences humaines, les conceptions psychanalytiques qui tentent de montrer le Moi pactisant entre les exigences sociales du Surmoi et les pulsions du Ça ne nous donneront pas du «choix objectal» des vues aussi pleines que la phénoménologie biblique. Certes, il y a lieu de retenir tout ce que l’analyse peut avoir d’éclairant sur les mauvaises raisons du choix. Tant de mariages manqués le sont parce que chacun croit parler à quelqu’un d’autre en raison des fixations œdipiennes, archaïques. L’analyse ne dit pas d’où vient le génie d’un amour vrai. Celui-ci, qu’il anime le mariage, lequel ne saurait être parfait par la seule compréhension charnelle des partenaires, ou qu’il en fasse voler en éclats les coquilles institutionnelles desséchées, celui-ci vise l’Homme, celui qui a été promis aux origines du monde, celui qui se forge au creuset de l’histoire, à travers tant de braises éteintes et d’étincelles retombées. Le vrai mariage est celui qui porte un sens, ce sens qui se retrouve parfois malgré lui et en dehors de lui. Celui qui fait que chaque partenaire dans le moment de la présence ne peut s’empêcher de penser «toujours». Plénitude du temps un instant entreposée entre des mains unies, et qu’il faut serrer très fort et ensemble pour la porter jusqu’aux lendemains de l’histoire.2. Dialectique du mariage et du coupleLe mariage sans coupleAu risque de heurter une sensibilité façonnée par le christianisme, les études des ethnologues constatent que les systèmes de parenté fonctionnent indépendamment de l’existence du couple. Elles montrent, en effet, que les relations entre les hommes et les femmes sont réglées par les groupes qui contrôlent la répartition des femmes en instituant le tabou de l’inceste et la loi de l’exogamie. La nature impose l’alliance en exigeant la survie de l’espèce, mais c’est la culture qui en conditionne les déterminations. Ainsi, d’après C. Lévi-Strauss, les femmes deviennent l’objet d’échange, de communication entre les mâles du groupe, au même titre que les biens économiques et les mots du langage.Les femmes sont donc des signes qui se distinguent des autres signes en ce qu’elles sont en même temps producteurs de signes et, en ce sens, elles constituent un pont entre la nature et la culture. Lévi-Strauss insiste sur l’aspect économique et social de la sexualité primitive: il faut faire survivre le groupe en conservant les biens par l’échange, en lui donnant des enfants.Relativité des modèles dans le système de parentéDans différentes sociétés le mariage recouvre un échange de femmes, une alliance de clan à clan (c’est le cas du mariage coutumier dans certaines régions d’Afrique, par exemple le Togo du Nord), un système de parenté, non un couple à proprement parler. Il comporte un certain nombre de rôles différenciés, mais s’effectue hors de toute relation affective et hors de tout dialogue. L. Thoré note qu’au Sénégal la communication verbale entre mari et femme est quasi inexistante, alors que le dialogue du frère et de la sœur, de la mère et du fils est souvent abondant. En effet, la réserve entre époux, corrélative ou non de la ségrégation entre un monde masculin et un monde féminin, paraît être constante dans les sociétés africaines. Par-delà les différences entre régime patrilinéaire et matrilinéaire, par-delà les différences entre les communautés agraires et pastorales, R. Clignet résume ainsi la situation: «La forme la plus courante de communication entre époux est l’indifférence.» À propos des Zoulous et des Lozi, M. Glukman développe les conséquences de cette indifférence. L’union des époux fonde une unité économique, mais le compagnonnage pour l’homme n’est possible qu’avec d’autres hommes, pour la femme qu’avec d’autres femmes.Le groupe reconnaît donc l’importance du lignage des époux, mais le couple demeure une réalité étrangère au mariage dans les cas rares où il existe, comme chez les Samba, à l’état prénuptial et nécessairement dissocié d’une possibilité de mariage. Exceptionnellement alors les relations sexuelles semblent aller de pair avec des échanges verbaux et des sentiments exprimés, mais une rupture radicale s’opère entre cette situation transitoire d’amants et le mariage, qui ignore toute intimité. M. Mead apporte à ces recherches des précisions intéressantes grâce à des études faites en Nouvelle-Guinée. La ségrégation des sexes lui paraît contribuer largement à l’absence d’échange verbal et affectif entre les époux. L’initiation et l’institution de la maison des hommes renforce la différence immédiate des sexes. La masculinité se définissant dans une rupture avec la féminité, on comprend que l’homme et la femme n’aient plus d’autre communication que l’acte biologique de la reproduction.L’ethnologie fait ainsi apparaître, dans ces exemples, la relativité non seulement des rôles de l’homme et de la femme dans le groupe, mais encore la relativité de ces rôles à l’intérieur des systèmes de parenté et, de manière quasi absolue, la dissociation entre mariage et couple. L’idée de couple est étrangère à ces sociétés; on y trouve au plus une relation duelle entre un homme et une femme d’un même lignage.Le mariage en OccidentOn pourrait se demander si les pratiques et les représentations de l’Occident ont été bien différentes avant la fin du XIXe siècle. Des survivances d’un tel système semblent demeurer à côté de nous. Une étude de Pierre Bourdieu (1962) relève qu’au Béarn, région depuis longtemps christianisée, la famille intervient dans les échanges matrimoniaux conçus uniquement en vue de la conservation du patrimoine, et empêche toute liberté de choix personnel. Le célibat religieux ou ecclésiastique se trouve, par le fait, être partie constituante d’un tel système, d’autant que la religion en permet une valorisation reconnue par le groupe social. La ségrégation des sexes depuis l’école et le catéchisme se poursuit dans la vie adulte: à l’église, les hommes sont dans la tribune, les femmes sur les bas-côtés; le café est réservé aux hommes.La distance entre l’homme et la femme est telle qu’aucune communication ne peut s’établir entre eux, et le mariage correspond inévitablement à un truchement familial. Là encore, le mariage apparaît comme fonction procréatrice et structure économique, qui ne supposent aucunement le couple.Il est clair que les grands textes classiques de la Grèce conçoivent le mariage comme une association établie en vue de la bonne gestion du patrimoine et de la procréation des enfants pour la continuation de la famille et le peuplement de la cité. Toutefois, l’idée d’une ségrégation des femmes dans le gynécée, la mainmise de l’homme libre sur toutes les formes de gouvernement risqueraient d’occulter les exigences éthiques que Xénophon, Platon, Aristote imposaient aux époux. La femme, objet d’échange entre un père et celui qui devient son gendre, acquiert, une fois mariée, des droits et des privilèges. Les rapports des époux relèvent de la vertu de justice. Et, si la femme commet une injustice en refusant de se soumettre à son mari, celui-ci a le devoir de la former, afin qu’elle partage son pouvoir sur la maison. L’épouse ne saurait se confondre ni avec une esclave ni avec une enfant. Le rapport que l’époux exerce sur elle n’en est pas moins de domination.Michel Foucault, dans L’Usage des plaisirs (1984), analyse l’isomorphisme entre la relation sexuelle, la relation conjugale, la relation domestique et la relation sociale. Il s’ensuit que le maître de maison peut, en toute justice, exercer sans exclusive son pouvoir sur sa femme, ses concubines, ses esclaves, femmes et garçons. Le sujet qui accomplit la pénétration est celui qui domine. L’amour des garçons et la philia qui l’entoure peuvent donc coexister sans difficulté avec le mariage. Simplement, l’amour des garçons en tant qu’il s’adresse à un sujet possible de la vérité, comporte des exigences éthiques plus grandes que la relation conjugale. L’autre y est un égal possible. C’est dans cette logique qu’il faut lire Le Banquet de Platon, si l’on veut comprendre la signification de la maîtrise de soi dont Socrate donne l’exemple, sans prétendre qu’il s’agit d’un renoncement définitif à l’usage des plaisirs sexuels.Il faut s’étonner que les discours chrétiens des premiers siècles en restent à peu près à cette conception du mariage, alors que des textes païens de la même époque, rares peut-être mais non négligeables, semblent s’attacher plutôt à la relation entre les époux. On a montré (M.-O. Métral, Le Mariage, les hésitations de l’Occident ) que l’érotisme n’avait aucune part dans le mariage chrétien, les termes utilisés pour parler de l’affection entre les époux étant invariablement ceux d’agapé ou de caritas . De plus, là où il est admis que la femme peut jouer un rôle égal, ou supérieur, à celui de l’ami, sa situation de soumission est rappelée avec une vigueur qui semble avoir disparu dans les textes philosophiques païens de la même époque. Il serait intéressant de savoir ce qui conduit le christianisme à entretenir ce décalage. Sa théologie? La relation établie entre le péché et la chair? Son système de pouvoir?Le stoïcisme tardif, peut-être dans la logique de la fraternité universelle, semble réduire l’inégalité entre l’homme et la femme, au point d’envisager la relation conjugale comme un compagnonnage affectueux, raisonnable et spirituel. On pourrait, à la limite, parler d’un compagnonnage amoureux en raison même de la force de l’attachement dont parlent certains textes, et – si l’on pouvait tenir le paradoxe – d’une passion maîtrisée, tant il est vrai que l’autre conjoint – et de façon réciproque – occupe une grande place dans les représentations. Les stoïciens, si l’on suit l’hypothèse de Foucault dans Le Souci de soi , auraient fondé le mariage comme état de vie, un état de vie qui permettrait, dans la restriction qu’il impose à la sexualité, de s’accorder chacun à soi-même un plus grand souci de soi comme être raisonnable. Le mariage ne serait-il pas d’ores et déjà l’espace de l’aide mutuelle? À la suite de Musonius, de Pline et de Sénèque, Plutarque dans l’Eroticos systématise ce point de vue. Déplaçant l’amour des garçons à la relation conjugale, il accorde à celle-ci la suprématie de la rationalité, justement parce qu’elle module l’usage des plaisirs au lieu d’obliger à les dépasser, exigence désormais inscrite dans l’amour des garçons s’il veut être vrai. Ce qui est impressionnant, c’est que Plutarque paraît bel et bien parler d’amour, comme si l’amour, l’amour réciproque et fidèle, avait été conçu d’abord dans une conjugalité païenne. Là où la femme peut être philosophe – ce que l’anecdote de Plutarque atteste –, elle peut être sujet aimant.Mais l’amour peut-il être raisonnable et peut-on, si amour il y a, maintenir la soumission des femmes? C’est peut-être pour éviter ces questions que les textes chrétiens n’ont cultivé du stoïcisme que l’idée de mariage comme état de vie, mais un état de vie toujours infériorisé par l’art de vivre qu’il valorise hautement: la virginité. La virginité étend désormais son empire sur le mariage. Se constituant en une sorte d’art érotique, elle pourchasse le plaisir, qu’elle tend à exclure totalement du mariage. La monogamie se fait loi, se substituant désormais à ce qui était seulement conduite préférable. Elle devient le plus bas degré d’un ascétisme de la continence. Une volonté d’abnégation prend le relais du désir de se constituer soi-même comme être raisonnable. Ce pourquoi le plaisir ne saurait plus avoir de part reconnue.Or, si la virginité constitue un modèle féminin universalisé, il semble bien que les discours chrétiens donnent à la femme un statut tel qu’on s’empresse de lui répondre ce que la virginité aurait pu lui permettre de gagner: la position de sujet. La femme est loin d’être, dans la relation conjugale, un autre «soi-même» comme le veut le stoïcisme tardif. Si quelques femmes d’exception, telle sainte Mélanie, ont réussi à égaler et à dépasser les hommes par leur pouvoir sur elle-même et sur les autres, les femmes vierges ont, en général, échappé à la tutelle de l’époux pour trouver celle du clerc. Parce que la virginité féminine est une figure de la relation entre le Christ et l’Église, dont le mariage est le «mystère», la vierge est assimilée à l’épouse du Christ, distinguée en cela d’une autre femme, épouse de Pierre ou de Paul. Dès le IIIe siècle, à Rome, elle porte le voile. La consécration des vierges, objet d’un rite (ainsi que, par extension, la consécration monastique), est définie au concile de Chalcédoine (451) comme un mariage. Le représenté est pris pour le signifiant, ce qui explique pourquoi les moines sollicités pour exercer le pouvoir en tant qu’hommes et clercs se sont souvent défendus au nom d’une «vocation monastique» liée implicitement à un certain statut de la féminité. Si le Christ dispense l’amour tandis que la vertu de l’Église est la soumission, si l’un est tête l’autre corps (somme d’organes), si l’un sauve et si l’autre est sauvé, la femme ne peut être sauvée par le Christ qu’en reconnaissant son infériorité. Régénérée et régénératrice parce qu’elle se donne entièrement au Christ, l’Église devient modèle de la femme, de toute femme, même de la vierge. La vierge est ainsi l’épouse et la mère par excellence: soumise au Christ et fécondée par lui, comme une épouse chrétienne est soumise à son époux et fécondée par lui. La virginité produit donc directement ce que le mariage produit médiatement. La vierge est rendue à la maternité-pour-l’homme, non à la féminité. Le féminin est inexorablement commandé par le masculin. La relation de l’un à l’autre est marquée par une exigence d’unité dans l’inégalité. Ce n’est donc pas la femme qui gagne à la propagation de la virginité, mais bien l’idéal ascétique lui-même, qui pénètre le mariage sans pour autant donner aux femmes les droits de la subjectivité. Plus spécialement localisé dans le désert, la cellule ou le cloître, l’ascétisme devient le modèle de la vie chrétienne puis de la hiérarchie ecclésiale. Ordonnant le mariage à la censure de l’«éros» et à l’assujettissement de la femme, considérant la femme vierge à travers la catégorie de mère et d’épouse, le christianisme double le pouvoir de censure d’un pouvoir clérical exclusivement masculin. Tandis que la virginité du censeur devient la condition de l’exercice du pouvoir et de l’amour de la censure, la femme ne peut être ni censeur ni pontife, elle ne peut que subir la censure.N’est-ce pas contre le mariage et en dehors de la virginité que des femmes, du XIe siècle au XIIIe siècle, inventent ou réinventent, en marge de l’orthodoxie catholique, l’amour et le couple, en s’octroyant le droit d’être maîtresses dans les jeux de l’amour?Le couple sans mariage: l’amour courtoisDans l’amour courtois, chanté par les troubadours, la relation amoureuse se joue entre une femme noble mariée et un homme célibataire de condition sociale inférieure. Ainsi le couple trouve son existence hors de la foi conjugale et se distingue de l’amitié sur laquelle pourtant il se greffe, instaurant l’amour d’amitié intersexuel qui implique une égalité, une réciprocité, une bienveillance. Se voulant échange des cœurs, il rompt avec l’exploitation de la femme par l’homme dans le mariage. La femme revendique l’amitié aristotélicienne, voie de libération pour le rapport homme-femme. Il est étonnant de penser que si la conception du mariage en Occident n’est pas sans lien avec la pensée d’Aristote qui voit dans la femme un homme manqué, et dans la relation époux-épouse un analogue de la relation mâle-femelle tout orientée vers la perpétuation du mâle, c’est le même Aristote cependant qui inspire l’amour courtois.Mais l’émancipation de la femme qu’une telle amitié autorise n’est pas, malgré la christianisation des préceptes aristotéliciens, intégrée par le mariage chrétien. Dans le mariage, la femme est aux XIIe et XIIIe siècles souvent asservie à un mari barbare et brutal, plus attaché à sa mère, à sa famille et à lui-même qu’à son épouse. Le plaisir revient à l’homme seul. La femme, elle, est objet ou victime. Or la femme, psychologiquement, ne peut connaître le plaisir que dans l’expérience de l’amour, qui est alors confirmé par l’échange des cœurs. En effet, la fidélité promise n’engage alors que les personnes, non les biens ou les enfants. De plus la femme est mariée ou dans une situation qui lui interdit de se donner dans son corps à l’amant, mais l’amour juré à vie se substitue à l’union charnelle. Et l’absence d’union dès lors devient langage de l’union. L’union idéale se fait langage en un temps où la sexualité est bien loin de l’être. Le couple est le lieu de l’amour, de la valeur qui s’instaure aux dépens du mariage vénal et utilitaire. L’Occitanie offre un exemple remarquable de la dialectique amoureuse: la femme de haut rang élit un vassal troubadour qui par l’art poétique la révèle à elle-même comme femme aimée. En l’aimant la dame rend l’amant égal à elle-même. De plus si l’union désirée est sans cesse repoussée à un futur inaccessible, si même elle est reconnue impossible, la femme dans le geste amoureux n’est pas passive comme dans l’union conjugale. En effet, l’«asag», sorte de jeux érotiques (dont les variantes vont de la contemplation par l’amant de la dame nue, aux baisers et aux caresses, mais comporte toujours la continence de l’amant), développe la sensibilité clitoridienne de la femme étouffée par le mariage. L’amant, en revanche, développe en lui une sensibilité plus diffuse, en renonçant à l’orgasme. Il y a comme une sorte d’échange entre les amants de la féminité et de la masculinité qui donne une expérience de totalité et renforce le lien d’amour. L’«asag» offre ainsi à la femme tout ce dont le mariage la laisse privée. L’amour courtois, bien qu’il se développe dans l’adultère, n’est pas contre nature: il permet même d’accéder à l’amour en ce qu’aimer et être aimé deviennent corrélatifs. Il est donc la conquête de l’égalité dans l’expérience nécessaire à l’amour. Il est amour total s’adressant à toute la personne, amour qui demeure donc insatisfait par l’acte sexuel lui-même, quand bien même il lui conférerait son sens de signe d’une union progressive. La sexualité dès lors ne peut se concevoir que dans un désir d’infini et d’éternité: elle est signe, mais jamais fin, seul l’amour est fin. Aussi un tel amour se fait-il durable à vie et fidèle.L’exemple de l’amour courtois apprend donc que le couple, loin d’avoir son origine directe dans la sexualité, passe par une certaine distance à l’égard de celle-ci. Pour qu’il y ait amour, il faut que l’amour soit toujours au-delà de lui-même, et qu’aucune expression, qu’aucune assurance ne lui suffise, car il est le désir infini. En ce sens, paradoxalement peut-être, l’amour courtois n’est pas si loin de l’expérience des «couples monastiques» chrétiens comme par exemple Claire-François d’Assise, Jeanne de Chantal-François de Sales. Une saisie de l’autre existe, dans ces deux cas, qui permet une œuvre commune. Mais l’amour possible est mis au service de l’idéal religieux et, nié pour lui-même, il est converti en entraide mutuelle pour le culte de Dieu. La situation de l’amour toujours au-delà de lui-même est si fortement sentie qu’il est nié d’emblée dans son immédiateté. Là encore l’égalité est supposée et la différence peut-être plus marquée que dans l’amour courtois, où malgré l’échange, le passage à l’autre, le dépassement de la limite souhaités, la femme reste parfois la meneuse du jeu de manière trop unilatérale. Elle risque, pour refuser son rôle de servante, de se faire purement et simplement maîtresse – certaines dames se faisaient appeler monseigneur par l’amant –, mais heureusement l’échange, l’amour existent et, surmontant ce stade négatif, font naître le couple.Hugues de Saint-Victor, très influencé par l’amour courtois, essaie de réconcilier le mariage et le couple en rejetant, dans une sorte de synthèse entre l’idéal monastique et l’amour, l’acte sexuel hors du champ de l’amour proprement dit. Mais cette tentative pour faire de l’amour un élément constitutif du mariage chrétien est, dans la tradition catholique, l’objet d’une suspicion. On préfère oublier cette voie possible. Comme s’il était moins dangereux de neutraliser l’amour, en asservissant l’«amitié la plus grande», selon l’expression de saint Thomas (Contra gentiles , LXXIII; Sum. theol. , IIIa, qu. 41, a.1), à la parenté. Le couple amoureux est-il donc voué à la clandestinité et à la contradiction?L’affirmation du couple dans la société moderneOr, à l’inverse de la famille traditionnelle occidentale s’approchant souvent du type patriarcal, préoccupée surtout d’obligations parentales, économiques et sociales, et à la différence des amants purs vivant dans l’ombre du secret, un mariage de type nouveau se réalise dans notre société. Il est avant tout centré sur le couple et met en œuvre et en lumière la conjugalité.Les nouveaux rôles de la femmeGrâce aux facilitations des travaux domestiques par l’électroménager et par l’équipement social, grâce à la formation intellectuelle désormais accessible aux femmes, les professions hier réservées aux hommes sont de plus en plus ouvertes aux femmes. Peu à peu l’entretien du foyer ne revient plus à l’un, tandis que le travail social reviendrait à l’autre. Hommes et femmes peuvent désormais faire ensemble, mais différemment, ce qui autrefois ne les interpellait qu’isolément.La femme a donc, elle aussi, la possibilité de jouer un rôle dans la société. Celui-ci peut être très divers. Dans certains cas, la femme aura le même métier que son mari, les mêmes «engagements», et par suite un réseau de relations sociales largement partagé. Dans d’autres cas, elle aura sa propre profession et ses propres occupations extra-professionnelles, qui l’insèrent dans un tissu social différent. Ce sont diverses manières d’être ensemble, selon le génie propre à chaque couple, dont aucune n’est supérieure à l’autre, ni de soi préférable, si chacune est proportionnée aux biens des personnes et de leur réciprocité.Ce n’est pas seulement le rôle de femme, c’est aussi le rôle de mère qui, tout en gardant sa valeur, se trouve lui-même modifié. Traditionnellement la femme trouve son épanouissement dans la maternité et assure le gouvernement de la maisonnée. Or les progrès de la biologie, de la médecine, de la technique peuvent la «décentrer» du seul rôle de mère. L’espérance de vie va s’accroissant et le nombre des enfants par famille est beaucoup plus limité. Elle peut donc vivre encore longtemps après avoir terminé sa tâche éducative, et, vers quarante-cinq ans, belle et jeune encore, désirable aussi, valoriser plus spécialement alors sa relation d’épouse, ou, si son mariage fut un échec, songer à refaire sa vie.Quelle est la signification et la valeur de ces transformations? Le rapport homme-femme et par suite le mariage sont-ils réductibles à la culture?Le rapport homme-femme: nature ou culture?La réalité de la différence entre l’homme et la femme reste à préciser, dans la mesure où les évidentes différences morphologiques seraient moins fondamentales qu’on ne le pensait jusqu’alors. La fonction génitale ne suffit pas, en effet, à rendre compte du sexe (E. Wolff, Les Changements de sexe ). La biologie distingue le sexe génétique qui est le sexe de la cellule initiale, le sexe gonadique ou génital déterminé par la fonction génitale et commandé par le sexe génétique, le sexe hormonal constitué par des hormones qui déterminent les caractères secondaires comme la barbe ou le développement mamellaire. Les hormones mâles et femelles diffèrent très peu chimiquement; l’organisme mâle fabrique des hormones femelles, et réciproquement. Ainsi la sexualité fondamentale est caractérisée par le sexe génétique, mais rien n’assure une concordance absolue entre le génétique, le génital et l’hormonal. Aussi est-on amené à conclure que pour la biologie, c’est dans la relation que se manifeste la différence et que la sexualité, qui est une réciprocité de fonctions, est donc d’abord une relation. Le sexe n’est donc pas une essence et il est faux de parler d’une nature masculine et d’une nature féminine.Au niveau strict de l’animalité, c’est la perpétuité de l’espèce qui est visée par cette relation qu’est la sexualité et l’individu animal s’en trouve seulement affecté. Il en va tout autrement de la sexualité humaine. Le passage de la sexualité animale à la sexualité humaine est, en effet, analogue à ce qui dans l’évolution des espèces correspond au passage de l’anthropien à l’homme. Tout d’un coup il y a un saut, et, s’il y a continuité, il y a en même temps une rupture radicale. La continuité possible avec la sexualité animale que traduit la confusion de la sexualité avec les forces cosmiques, et sa rigoureuse régulation par le groupe dans des rites et des systèmes de parenté qui n’admettent pas le couple ne reflète pas forcément l’origine véritable de la sexualité humaine. La sexualité humaine inaugure, en effet, un ordre nouveau que viennent attester deux de ses manifestations: l’érotisme et l’amour humain.Le premier est une spiritualisation de la sexualité animale par pure et simple négation de celle-ci. Excluant la reproduction visée seulement par la sexualité animale, il a pourtant en commun avec elle de chercher l’unité immédiate, et tend à traiter l’autre comme un objet. L’amour humain, au contraire, n’est pas une sublimation de la sexualité animale. Il est dans la rencontre et le dialogue, l’invention par ceux qui s’aiment d’une union qu’exprime l’acte sexuel et que peut manifester une nouvelle vie. L’homme donne alors un sens à cet acte, exerçant sa capacité créatrice de découvrir et de donner un sens.La sexualité humaine porte ainsi la marque de l’esprit. Ni accidentelle ni parasitaire, elle est une détermination du corps, fondamentale pour toute relation à un autre; car c’est dans un mode d’être corporel que la personne humaine se détermine et se laisse rencontrer (même s’il faut les distinguer dans l’analyse, il ne faut pas oublier que la personne et le corps humain coïncident). Par suite, la sexualité humaine n’est pas réductible à la génitalité. Elle est l’être-homme ou l’être-femme, qui affecte la personne tout entière et permet de réaliser la nature humaine. Car «l’être humain n’est pleinement accompli que dans l’homme et la femme pris ensemble» (J. Maritain). Ainsi l’être-homme ou l’être-femme, la sexualité, est une qualité subspécifique de la personne, c’est-à-dire qui ne relève pas seulement de la catégorie de la substance, mais aussi de celle de la relation, la personne pouvant être définie comme un foyer de relations. Loin d’être seulement donnée une fois pour toutes à la naissance, cette qualité se constitue ainsi dynamiquement dans la relation avec l’autre. C’est donc dans la réciprocité d’un face à face que l’homme et la femme deviennent ce qu’ils sont et que la personne se détermine en son nom propre comme être-homme ou comme être-femme, c’est-à-dire comme être-pour-un-autre. La différenciation masculin-féminin se constitue dans la relation qui s’effectue dans la réalité corporelle, médiation première qui se joue elle-même dans une culture donnée et se fait dans une histoire. Elle comporte une genèse, comme le montre la théorie freudienne révélant l’importance de l’œdipe pour son acceptation.Certes, pour que soit maintenu ce face à face personnel qui engage l’homme et la femme, un partage des tâches et une différence dans leur accomplissement demeurent nécessaires, mais les modalités peuvent se transformer avec le contexte social. Car l’homme et la femme, comme le montre E. Metzske, ne sont pas dans un rapport de polarité qui se réduirait à une sexualité génitale, ni de complémentarité, comme s’il manquait à jamais à l’un ce qui appartiendrait à l’autre, selon le mythe de l’androgyne. La vérité de la personne humaine, qui n’est ni désincarnée ni neutre, s’accomplit dans la rencontre d’une autre subjectivité sienne, dans cette sorte de «transsubjectivité» que réalise le couple. Le couple apparaît donc comme le lieu privilégié de l’accomplissement de l’être-homme et de l’être-femme.Sexualité, désir, langageSi la sexualité dans les sociétés primitives est liée à la reproduction, elle comporte cependant un élément nouveau marquant déjà sa différence avec la sexualité animale: l’organisation de la filiation. La sexualité se trouve alors réglée par la permanence du groupe et la règle fondamentale est celle de la prohibition de l’inceste qui interdit que certains désirs soient exprimés. On ne peut s’unir sexuellement avec n’importe qui. Au niveau humain le désir sexuel se trouve donc limité, refréné par une loi. Appliqué à tous les groupes, l’interdit n’est pas limite mais aussi dépassement de la limite: d’une part il permet l’élargissement du champ des échanges matrimoniaux d’un groupe à l’autre, et, d’autre part, le désir, après une lente maturation dans l’histoire des relations intersubjectives, peut s’accompagner du don dans une rencontre comportant l’optimum humain de l’altérité. D’objet d’échange, la femme devient objet de désir. Elle peut encore devenir sujet aimé et partenaire historique d’un dialogue et d’une œuvre commune. En un temps où l’on donne à l’acte sexuel une signification symbolique qui le hausse du plan de la simple communication au plan du langage, la théorie psychanalytique découvre un sens nouveau de la sexualité, beaucoup plus large que l’union sexuelle proprement dite, établissant un lien étroit entre les pulsions sexuelles et les rencontres interhumaines. Ainsi se trouve réaffirmée la valeur de l’éros, cette énergie correspondant au désir d’être aimé et d’aimer, dont le but est d’unifier toujours plus. L’érotisme peut donc devenir le langage au service de l’amour. La sexualité est une œuvre humaine et non pas seulement un donné naturel tout ordonné à la procréation et au lignage.Dès lors, la question surgit de savoir quel est le point d’application de ce langage. Une fois opérée la désacralisation de l’acte sexuel, celui-ci est-il livré au caprice de l’homme? Le désir n’a-t-il plus besoin d’être réglé par une loi? Autrement dit, puisque la culpabilité à l’égard du désir sexuel provient d’un refoulement des représentations pulsionnelles qui reviennent masquées, n’est-il pas légitime de satisfaire ses désirs dans des relations extra-conjugales et préconjugales autant que dans la relation conjugale? La question est posée aujourd’hui par ces couples qui, tout en privilégiant une relation avec un seul, se sentent libres de combler leurs désirs avec plusieurs partenaires, et par ceux qui pensent que les expériences sexuelles, indépendamment du sens et de l’orientation d’une relation amoureuse, sont souhaitables pour elles-mêmes. Le mariage se trouve ainsi remis en cause.Un autre défi lui est lancé par les couples «existentialistes». S’opposant au mariage bourgeois dans lequel ils décèlent un préjugé social à l’égard de celui qui n’est pas marié, surtout à l’égard de la femme méprisée par la société lorsqu’elle n’existe pas en fonction d’un homme et n’enfante pas, ils refusent le mariage. Pour eux de tels préjugés sont liés à une inacceptable conception mythique de la fécondité qui regarde la stérilité, son contraire, comme une malédiction. De plus, le mariage rend difficile la reprise, même si la société admet le divorce; l’engagement toujours libre se trouve ainsi aliéné par l’institution sociale qui stabilise la relation en donnant aux personnes des droits et des devoirs. L’obligation est à la fois le contraire de la liberté et de l’amour. Pour aimer, il faut être libre d’aimer, et donc de ne pas aimer. La réussite toujours fragile a pour condition le risque d’échec. Le mariage-institution est inutile et même néfaste à la vie amoureuse du couple en tant que tel, qui a pourtant le droit d’exister pour lui-même. Cependant l’institution se justifie le jour où le couple a un enfant. Car l’enfant a besoin d’un statut social, que, dans l’état actuel des choses, seule la juridiction du mariage est capable de conférer. Ce n’est que tardivement dans l’histoire, en des temps récents, que la sexualité humaine peut s’affirmer comme rencontre interpersonnelle où le couple affirme son droit d’exister indépendamment de la famille non seulement parentale mais même conjugale.Si les existentialistes modernes ne veulent pas confondre amour et enchaînement, c’est parce que l’amour n’est pas une limite de la liberté pure et simple. Car la liberté n’est pas l’indépendance, mais la capacité d’être en relation. Or pour qu’il y ait relation, l’acceptation de l’autre comme différent est nécessaire. Le malade ou celui qui n’est pas parvenu à la maturité est capable de fixation, de revendication, non d’amour, car il ne peut accepter les autres comme ils sont et pour ce qu’ils sont. Il vit dans le temps de la répétition, non dans le temps créateur. Aussi peut-on dire que la cure psychanalytique correspond au passage qui peut permettre le rétablissement de la communication et la reconnaissance d’autrui. Elle promet «la rencontre de sujet à sujet en esprit et en vérité» (D. Lagache). Certains psychanalystes insistent sur le fait que la capacité du sujet d’éprouver un «amour objectal», non narcissique, est lié à son émergence des stades infantiles. L’homme capable d’amour objectal devient capable de connaître une autre subjectivité. Si donc être libéré, c’est accepter sa propre existence et celle d’autrui différentes, «je m’accomplis au contact du tu; c’est en devenant je que je dis tu. Toute vie véritable est rencontre» (M. Buber, La Vie en dialogue ), la relation d’amour entre un homme et une femme, lieu privilégié de la différence, avec l’élection d’un autre qu’elle comporte, atteste la maturité affective. Un nouveau rapport entre mariage et couple se laisse alors percevoir: le mariage n’est-il pas l’histoire du couple?Le mariage comme histoire du coupleLorsque le couple veut réaliser un être-ensemble, lorsqu’il s’entraide à une œuvre qui, semblable ou non, est commune, lorsque chacun est pour l’autre l’aimé, c’est-à-dire l’ami privilégié, élu, le couple est une fraternité. La fraternité au sens strict n’est plus seulement réservée à des êtres du même sexe vivant le même idéal: elle peut se vivre entre l’homme et la femme qui s’aiment et font converger leur projet.Le mariage, fraternité amoureuseLa particularité de la fraternité homme-femme est d’intégrer l’amour, d’être une fraternité amoureuse. Elle suppose la «reconnaissance» des personnes (cf. Hegel, Phénoménologie de l’esprit , part. IV) acceptant à la fois les similitudes et la différence. Une subjectivité est reconnue comme sienne par une autre subjectivité, et l’autre est désormais «son» autre. C’est l’autre qui donne à l’un sa véritable identité et réciproquement. Telle est la dialectique de l’amour qui permet donc de devenir soi-même par la transformation créatrice de l’autre. Dans et par l’amour, l’homme et la femme dépassent leur limite et dans une sorte de mort par amour font comme l’expérience de l’infini. C’est le dépassement de la limite, médité et analysé par Hegel dans ses ouvrages de jeunesse (Nohl, 340) et toujours présent au cœur de l’œuvre, jusque dans la Science de la logique . Le «je» ne peut plus désormais se penser dans l’isolement; sa vérité est le «nous», dans lequel la conscience se saisit comme esprit. L’amour se manifeste comme exigence d’infini au cœur du fini. C’est ce que décrit E. Levinas dans Totalité et infini : le visage de l’autre porte à l’infini. L’épiphanie de l’autre dans le visage aimé dévoile en même temps son mystère: celui-là même de l’infini.C’est alors que la sexualité découvre son sens et apparaît comme langage de tendresse et d’unité. L’acte sexuel alors, parce que l’homme est un, âme vivante, ou corps vivant, peut devenir l’expression de l’unité existante, de la relation déjà constituée, de la communion visée et pas encore atteinte. La sexualité, ainsi, n’est pas seulement une fonction biologique pour l’espèce, mais une fonction signifiante pour les personnes. Car l’amour n’est pas seulement signe de l’infini, il est épreuve et présence de l’infini dans le fini. L’amour humain n’est donc pas seulement image d’un amour infini, il est l’icône manifestant un amour et une parole infinis, le passage de l’image à l’icône correspondant au passage du signe à la présence. Aussi le christianisme, à cause de cette signification et de cette expérience, élève-t-il un amour qui s’engage ainsi dans la durée requise pour sa réalisation, au titre de sacrement. Le mariage est le sacrement de l’amour fidèle.L’amour se fait alors irréversible et se veut plus fort que la mort. Telle est sa fidélité. Cette irréversibilité de la fidélité serait, d’après les théologiens, consécutive à la «consommation» du mariage, c’est-à-dire à l’accomplissement du consentement dans l’union corporelle. Or, ce double élément ne suffit pas à réaliser la consommation. Celle-ci est intrinsèque à l’amour qui s’établit de lui-même en mariage «consommé», lorsque la relation parvenue à une certaine qualité s’épanouit en communauté de vie et d’œuvre symbolisant la communion sans cesse recherchée. Mais puisqu’il s’agit de l’engagement entre deux personnes, peut-être vaudrait-il mieux, pour respecter cet ordre de réalité, abandonner le terme de «consommation» emprunté au registre de la biologie qui laisse hors de son champ la spécificité du temps éthique, et parler de maturation de l’histoire amoureuse, de l’être ensemble déjà-et-pas-encore-réalisé, du couple advenu.Aussi l’absence de tout témoignage conjugal, l’intolérance à la vie commune, l’incapacité à réaliser une relation d’amour vraiment personnelle peuvent être des marques de l’échec ou de la mort d’un amour vrai, de son inaptitude à devenir un mariage. Certes, l’épreuve dans le temps de la relation d’amour avant le mariage, la constitution d’un amour d’amitié véritable pouvant en retarder la pleine expression pour lui mieux donner son sens pourraient peut-être éviter de telles impossibilités. Mais la relation d’amour est une aventure qui n’a jamais fini de risquer l’échec. Et si un jour les deux histoires doivent, pour se respecter, diverger, s’il faut choisir, faute peut-être d’être déjà fait l’un par l’autre, de se faire l’un sans l’autre, la relation ne meurt-elle pas d’une mort parfois plus douloureuse que la mort biologique? L’Église orthodoxe l’accepte depuis toujours et admet, non moins qu’après le veuvage, la possibilité d’un second mariage soumis au discernement de la communauté. Ainsi, lorsque la relation connaît la mort ou ne parvient pas à maturité, le divorce peut être une solution vraie. Car l’amour est réciproque ou il n’est pas. L’un peut, il est vrai, continuer à aimer malgré le non de l’autre, mais la relation comme telle court à la mort. La relation n’étant plus vivante, le lien ne se trouve-t-il pas invalidé? La fidélité ne porte donc pas seulement sur l’engagement de l’un, sur son acte de liberté isolé, mais sur celui à qui il promet, sur l’autre en devenir.Cependant, dans cet ordre de réalité, la mort peut être le résultat d’un meurtre ou d’un suicide à deux. Aussi une société, qui admet le mariage fondé sur l’amour réciproque, ne peut-elle accepter sans un discernement scrupuleux ce qui peut porter gravement atteinte à la relation entre deux personnes, dont la réalisation, en vérité, est le sens du mariage et sans laquelle la tâche éducative se trouve compromise. On comprend alors que les Églises chrétiennes, dont la doctrine se fonde en premier lieu sur la parole du Christ manifestant l’indissolubilité du mariage, soient amenées à expliciter d’avantage une conception de l’amour humain transformé et divinisé, à revoir les fondements du mariage, non à justifier le divorce.Le mariage, réalité sociale et historique du coupleL’originalité de la communauté du couple est sans doute son intimité qui devient le lien social le plus fort et le point culminant d’une vie de relations qu’elle ne vient pas clore mais ouvrir. Elle est ce «nous» que l’union charnelle symbolise en même temps qu’elle symbolise l’unité à améliorer encore. Mais l’instant de l’union, ce point de concentration maximum, est un moment que l’histoire du couple doit symboliser à son tour dans la réalité advenue, comme optimum cette fois. Dans cette mesure, sans que soit posée la question de l’enfant, il apparaît que le couple, à cause de la dimension historique et sociale de l’amour, se veut d’emblée institution, car on n’est pas un couple si on ne fait pas son histoire à deux, et si on n’est pas reconnu ensemble par le regard des autres. Mais l’institution alors est fondée sur le couple: elle est à la fois une condition de son histoire et son histoire elle-même.L’enfant, issu de la sexualité, ouverture la plus objective peut-être de la tendresse sur la personne, est sans doute un signe fort de l’engagement historique et social. C’est la marque indubitable pour autrui de l’intimité du couple, de l’inscription de son amour dans l’histoire. L’enfant, ou l’acceptation de sa venue, fait passer la tendresse de l’intérieur à l’extérieur: il oblige à dire tout fort l’amour, à l’engager dans le temps, dans la société.Mais l’enfant est-il la seule raison du serment? Est-ce lui seul qui fait passer de l’amour au mariage, de l’intérieur à un intérieur qui est aussi extérieur? Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de l’enfant. Certes celui-ci n’est pas le but de l’amour, car on ne se marie pas tant pour faire des enfants que parce qu’on s’aime; il en est une fin possible qui l’ouvre sur une subjectivité autre. Mais la tendresse est de soi ouverte sur la subjectivité de l’aimé et se veut, si elle est vraie, inconditionnellement au service du bien-aimé. Sans doute l’enfant est-il particulièrement exigeant, réclamant la solidité et la continuité amoureuse de ses parents, sans laquelle son devenir est rendu plus difficile. Cependant, le caractère social conféré au serment, d’une part, le don sans retour dans le temps qu’exprime l’union charnelle lorsqu’elle est vraiment adéquate, d’autre part, comportent les mêmes exigences. L’être-ensemble, ou la tâche commune, imprévisible par avance, requiert au même titre la durée, la solidité et la qualité de la relation. Cette vérité est importante à dégager en des temps où, comme le montre J. Fourastié dans Essai de morale prospective , l’humanité doit abandonner l’éthique de la survie de l’espèce au profit d’une éthique où l’homme emploie autrement sa capacité d’aimer.L’enfant est une des multiples possibilités de l’engagement social et historique. L’amour est ouvert sur l’absolu et l’enfant, s’il ouvre bien l’amour sur l’absolu, n’est pas le seul inconditionné du mariage. Le don des libertés de ceux qui s’aiment et le respect de tout autre comme sujet, attitude semblable à l’accueil de l’enfant, est non moins un inconditionné du mariage. Car le mariage est l’aventure et l’enrichissement d’une substance personnelle qui, se déterminant comme être-femme ou être-homme, devient sujet. De la pure possibilité, elle passe à un acte dont le contenu n’est pas seulement donné d’avance mais qu’elle accomplit dans la liberté avec les autres, et spécialement avec un autre. Le mariage est donc la vérité de l’amour; il n’est rien d’autre que l’amour dit publiquement et engagé dans l’histoire des hommes.3. Ambiguïté du sensMises à distance et réajustementsLa moindre confrontation avec le réel quotidien rend nécessaire un nouveau type de discours sur le mariage: aucun discours rationnel et argumenté ne pourrait se tenir aujourd’hui, qui ignorerait, d’une part, les données de l’ethnologie et de la psychanalyse, d’autre part, les modifications réelles des conditions objectives du mariage: travail plus fréquent des femmes, difficultés de l’emploi du temps, fréquence croissante du nombre des divorces, etc. Ainsi, l’ethnologie nous apprend que le mariage a pour fonction l’échange : Lévi-Strauss en fait la clef de voûte de son système et de toute une orientation de recherche, en montrant que le mariage assure en même temps l’expansion du langage et de l’exogamie; le mariage est l’institution qui fonde la culture, il est l’acte culturel par excellence. De ce fait, l’affectivité qui, dans la conception courante, sous-tend l’institution, devient relative à celle-ci, et déterminée en seconde instance. De même, la psychanalyse permet de mettre en évidence la structuration véritable du couple: non pas deux éléments, mais trois , à savoir la fonction paternelle, ayant force de loi, la mère, ressource des imaginaires, et l’enfant. Le triangle œdipien dont chaque individu fait partie effectue de la même façon que l’ethnologie la «mise en système» du mariage, et relativise un phénomène vécu par ailleurs comme absolu dans une mythologie d’inspiration romantique. Mais ces deux types d’analyse sont tout à fait compatibles avec des discours de type idéaliste: chrétien ou judaïsant, par exemple. Il suffit de ressaisir la relativité du phénomène dans une pérennité orientée, qui peut s’appeler histoire, plus volontiers encore eschatologie ; les «sciences humaines» ne sont pas encore capables de se dégager des différents contextes idéologiques; elles n’ont pas atteint le degré d’autonomie nécessaire, et toute évaluation du mariage qui ne s’appuierait que sur les sciences humaines doit se souvenir de la mésaventure de la psychanalyse freudienne aux États-Unis: Freud croyait bien y apporter la «peste», mais elle fut neutralisée par une vaccine idéologique puissante, et devint un système d’assistance psychologique généralisé. Le risque est grand de confondre science et technique, système rigoureux d’investigation et de déduction, et recettes empiriques d’adaptation à une société donnée.Les leurresLa période actuelle, fertile en analyses parascientifiques et en manipulations de la psychanalyse, de la psychologie et des techniques relationnelles, est aussi féconde en réajustements du mariage à ses fonctions idéologiques et sociales de conservation . La difficulté n’est pas contournable; le mariage sert à la reproduction et à la conservation. Engels écrit que le mariage a pour fonction «la production de la reproduction dans la vie immédiate»; cette production est double: «D’une part la production de moyens d’existence, des objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement et des outils qu’ils nécessitent, d’autre part la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce.» On ne peut donc, à l’évidence, refuser la fonction de répétition, de reproduction d’un donné déjà existant, que représente le mariage. Or, tel n’est pas le discours propagé, par exemple, par les journaux féminins, ou par les émissions radiophoniques, et en général par les mass media, qui, au contraire, cherchent à montrer le caractère progressiste, «enrichissant», les aspects positifs de la relation conjugale, par elle-même, ainsi que la nécessité absolue d’en passer par l’institution pour épanouir la «personnalité». Or cette conception de la relation conjugale ne saurait être mise en œuvre sans que soient découverts les causes et les remèdes de la «difficulté d’être» du mariage contemporain: parmi les leurres les plus éprouvés, les plus efficaces, il faut relever ceux de la contraception et de l’érotisme. Non que ces deux problèmes ne soient pas importants mais ils ne constituent pas à eux seuls les facteurs de changement pour une institution aussi fondamentalement ancrée et archaïque que le mariage. «Libérer la femme», slogan justifiable par ailleurs, ne peut se faire par la pilule seule, ou par un meilleur rapport au corps, si ce corps n’est pas libéré des oppressions sociales dans lesquelles il est pris: contraintes de l’emploi du temps, bas salaires pour les femmes, absence de solutions commodes et accessibles financièrement pour l’éducation des enfants. La presse féminine, les conseillères psychologiques à la radio, les voyantes et certains gynécologues mondains assument cette fonction de hochet pour suffragettes périmées. Parallèlement à ce système de recettes et de conseils «de bonne femme», on assiste à une relance de l’utopie : les événements de mai 1968 ont vu fleurir à nouveau les références aux socialistes utopiques, Fourier et son Nouveau Monde amoureux en tête. Vers la même époque se répandait le slogan Make love, not war , symbole de toute une «tradition» spontanéiste; il a remis à l’ordre du jour un mode romantique de relation à l’autre : absolu, inconditionné, sans concession, soutien et menace à la fois du mariage, l’amour sous une forme spiritualisée, irréelle, voire surréaliste, circule comme régulateur du mythe social du mariage. En même temps, certaines statistiques montrent par exemple que le travail des femmes change d’aspect: persistant et en progression pour les salaires élevés, il serait, sinon en régression, du moins en stagnation pour les petits salaires, à cause du manque de structures d’accueil pour les jeunes enfants. Mythe d’une part, réalité de l’autre: que penser alors du mariage, fondement institutionnel de la relation entre l’homme et la femme?Libérer le mariageÀ la suite d’Engels, on peut réaffirmer que la fonction essentielle du mariage est la reproduction; le mariage est à la charnière entre culture et nature, à la charnière aussi entre l’engendrement du langage et des signes d’une part, de leur transmission, d’autre part. Mais le fait de la reproduction comprend aussi la conservation d’une structure immuable quant à sa régulation – le père, la mère, l’enfant – si même par ailleurs ses modalités sont variables selon les cultures: l’oncle paternel, l’Assistance publique ou la grand-mère tenant lieu de fonction paternelle ou maternelle. Or comment modifier ce qui conserve? Il faut pour cela un mouvement idéologique global: le mariage ne peut être changé seul, mieux, il y a lieu de penser qu’il changera après que l’idéologie dominante aura changé l’ensemble des structures sociales. Il faut pour effectuer la critique du mariage le replacer dans son contexte idéologique et social: institution fondamentale et institution idéologique conservatrice . Effectuer le clivage entre conservation et tendances conservatrices, telle est la difficulté majeure de la critique.Toutefois, il y a dans la condition de la femme telle que le mariage la lui fait, des ressources de changement et de protestation. La tradition socialiste et marxiste fait de la femme l’analogue du prolétariat dans la relation du couple: la femme, comme le travailleur, est opprimée. «Elle a été esclave avant que l’esclave fût», dit A. Bebel, et Lénine écrit, à propos de la famille individuelle monogamique, dans laquelle la direction du ménage ne concerne plus la société: «Elle (la direction du ménage) devint un service privé; la femme devint une première servante, écartée de la participation à la production sociale», et, plus loin encore: «[L’homme] est, dans la famille, le bourgeois, et la femme le prolétariat.» C’est dire que le mythe de la «libération de la femme», par la pilule, par l’érotisme, ou par le travail, tel qu’il est présenté par l’idéologie actuelle, comme tout mythe, possède sa vérité quelque part: non pas dans une exaltation de la «femme-en-soi», mais dans la reconnaissance d’une égalité de droit suivie d’une égalité de fait , entre homme et femme, au niveau du rôle social et des conditions d’existence. Libérer le mariage, cela ne peut sans doute se faire avant que cette mutation ait eu lieu dans le réel objectif: la reconnaissance de la différence sexuelle et, en même temps, de l’égalité des sexes.Mais pour ce qui est de l’institution elle-même, elle demeure, à notre avis, inaccessible à la réflexion, du moins à l’analyse objective. Le mariage est pris dans une structure objective, mais implique la subjectivité; la critique, si même elle tient compte des phénomènes objectifs, demeure impuissante à en penser le principe d’évolution et de changement. Le marxisme et la psychanalyse se rejoignent ici dans la même démarche: déplacer le terrain du problème insoluble, ne pas conclure, mettre en rapport l’institution avec ses causes et son contexte social. Comme le dit G. Politzer, «la psychologie ne détient nullement le «secret» des faits humains, simplement parce que ce «secret» n’est pas d’ordre psychologique». Et Freud écrivait: «Vu les grands efforts actuellement tentés dans le monde civilisé pour réformer la vie sexuelle, il n’est pas superflu de rappeler que la psychanalyse n’adopte aucune attitude définie à ce point de vue. Elle ne s’efforce que de découvrir les connexions en reliant ce qui est patent à ce qui reste dissimulé. Elle se trouvera satisfaite si les réformes établies tiennent compte de ses données, afin de substituer aux conceptions nuisibles des conceptions profitables mais il ne lui appartient pas de décider si des institutions sociales différentes n’entraîneraient pas des sacrifices plus lourds encore.» Marx enfin: «Toute mythologie maîtrise, domine les forces de la nature dans le domaine de l’imagination et par l’imagination et leur donne forme. Elle disparaît donc quand ces forces sont dominées réellement.»
Encyclopédie Universelle. 2012.